Dossier « Impostures », no 40
Basculement
L’espace n’est pas le réceptacle vide et homogène de la matière. Au-delà de l’extension géométrico-physique, il prend relief et sens à travers les fonctions que nous lui donnons, il se constitue et se reconstitue sans cesse au prisme de l’expérience. Représentez-vous par exemple une aire de jeux intérieure, dans un grand centre commercial : peu avant l’heure de fermeture, cachez-vous dans un module et n’en ressortez qu’à la nuit tombée. Où êtes-vous à présent? Les jeux qui se jouent ici ne sont plus les mêmes : ils renvoient à l’interdit, aux réflexes de survie. Les compagnons imaginaires de la journée ont été remplacés par des démons, des fillettes qui pleurent dans l’ombre et des millepattes. L’attrait de la chair de poule, qui peut encore tenir de l’aventure innocente, se double d’affects qui appartiennent à un registre plus profond, évoquant le deuil et la mélancolie. Les tropes de l’enfance y sont déformés, paraissent auscultés sinistrement depuis le surplomb d’une conscience adulte, qui sait sur le monde des choses que les enfants ne devraient pas savoir, comme si une autre temporalité, voire une autre fréquence ontologique du soi intervenait dans la constitution de cet espace. Comme si l’espace était hanté, et donc, que notre vision l’était aussi. Mais par qui? Par quoi?
Liminalité et rites de passage
Je m’intéresse à la puissance auratique d’un certain type d’images qui abondent sur la Toile depuis 2019 sous l’appellation Liminal Spaces, qu’on traduira par espaces liminaux ou liminaires. Avant de décrire plus précisément de quoi est faite cette esthétique (et en quoi il faut entendre ici le mot « esthétique » dans un sens bien particulier), il faut soulever que le choix de cette expression renvoie explicitement à la notion de liminalité issue des travaux de l’ethnologue Arnold van Gennep sur les rites de passage, repris et approfondis par Victor Turner, un influent tenant de l’anthropologie symbolique. Les rites de passage sont des actes spéciaux qui accompagnent le passage « d’un âge à un autre et d’une occupation à une autre » (van Gennep 1981 [1909], 3) et se décrivent à l’aide d’un modèle triphasique, constitué des phases préliminaire (séparation), liminaire (marge) et postliminaire (agrégation). À la phase de séparation correspond une forme de mort symbolique, par laquelle l’individu est détaché du groupe auquel il appartenait jusqu’alors dans la structure sociale. La phase liminaire est cette période ambigüe où l’individu, comme en exil, traverse un domaine culturel qui ne ressemble ni à l’état antérieur ni à son état prochain :
The attributes of liminality or of liminal personae (‘threshold people’) are necessarily ambiguous, since this condition and these people elude or slip through the network of classifications that normally locate states and positions in cultural space. Liminal entities are neither here nor there; they are betwixt and between the positions assigned and arrayed by law, custom, convention, and ceremonial (Turner 1969, 95).
En fonction des sociétés, cette phase rituelle peut s’accompagner d’un puissant répertoire de symboles liés à l’imaginaire du passage ou de l’entre-deux : la mort, le ventre maternel, l’invisibilité, l’obscurité, l’androgynie, la bisexualité, les éclipses, etc. De fait, il n’est pas rare que les sujets de l’initiation soient contraints de se déguiser en monstres ou en fantômes, voire de se promener nus : ils montrent ainsi, en se débarrassant des insignes, amulettes ou vêtements pouvant indiquer leur rang passé et en retournant (temporairement) à un état plus sauvage, qu’ils sont disponibles à l’accueil et à l’assimilation de nouvelles normes. Le retour dans le groupe social, correspondant à la phase d’agrégation, se comprend alors comme une renaissance symbolique. Entre ces deux phases qui rattachent le rite à la continuité de la vie sociale, normée par une métaphysique logico-mathématique de la présence, qui exclut son contraire la non-présence (phagocytant l’absence), l’être de la liminalité apparaît, s’il apparaît, comme une aberration, comme ce qui n’est pas supposé être là, devant nous, encore moins être tout court, puisqu’il n’est ni vivant ni mort, est et n’est pas en même temps, et qu’il déploie ainsi une sorte de mise en abyme infinie : présence de l’absence de la présence de l’absence de […]
C’est parce que l’espace se co-constitue de pair avec l’expérience qu’il est envisageable d’appréhender la spatialité liminale comme une continuité naturelle de la persona liminale. Songeons aux limens architecturaux que sont les vestibules, antichambres, halls, salles d’attente, corridors, cages d’escalier, ascenseurs, ces zones tampons entre l’extérieur et l’intérieur ou entre différents secteurs d’un bâtiment, marquant parfois un niveau d’accès plus restreint (employés seulement, habilitation de sécurité exigée, etc.). Souvent, ces passages sont dépouillés des caractéristiques qui permettraient de les identifier aux espaces qu’ils relient, de sorte qu’ils accomplissent, à leur manière discrète, le rituel de transition vers un nouvel ensemble de codifications sociales. Les espaces liminaux ne se limitent cependant pas à des connecteurs architecturaux. Ils peuvent être la projection spatiale de l’état affectif qui caractérise la liminalité. Un espace qui remplit une certaine fonction sociale durant la journée peut devenir liminal lorsqu’on s’y retrouve en dehors des heures habituelles d’opération : le faiblissement de l’éclairage, l’abandon des lieux constituent des marqueurs de séparation par rapport à un état antérieur; ils contribuent à la refonctionnalisation de l’espace comme vestibule vers un ailleurs qui n’est plus physique mais affectif, sorte de monde parallèle ou de « structure saillante », pour reprendre un terme de Thomas Pavel qui qualifiait ainsi la « région sacrée » dans la division religieuse de l’espace (2017 [1986], 98).
L’espace liminal en culture internétique
L’imprédictible rhizome de la viralité ne nous révélera pas dans le détail comment le concept de liminalité a migré de l’anthropologie symbolique à la culture internétique. Le fait est que, depuis 2019, on trouve sur la Toile d’innombrables photographies représentant des espaces étiquetés en tant que Liminal Spaces, qui ne réfèrent pas seulement à des lieux physiques, comme on a vu, mais à des moments ordinairement non captés dans la vie de ces lieux, coïncidant avec un changement d’atmosphère qui devrait, selon toute vraisemblance, induire un état altéré de conscience chez celleux qui le regardent. Depuis 2022 ont commencé à se mêler à cette production une prolifération d’images générées par intelligence artificielle, qui reprennent et recombinent les traits formels d’une liminalité désormais essentialisée, ce qui ne contribue qu’à aggraver leur caractère défamiliarisant.
Le subreddit r/LiminalSpace compte, en octobre 2024, 814000 membres. Certaines compilations vidéo, sur TikTok et sur YouTube, cumulent des millions de visionnements et de mentions « J’aime ». Afin de s’expliquer la puissance affective et auratique de ces images, il faut comprendre de quoi elles sont faites. Même s’il est difficile de donner de la catégorie Liminal Space une définition en amont, on peut en identifier certains des traits les plus récurrents, selon une approche descriptive. Au premier chef, il y a le fait que les lieux représentés sont la plupart du temps des constructions humaines paradigmatiques de la vie sociale capitaliste moderne : aéroports, centres commerciaux, hôtels, espaces-bureau, centres d’amusement. Des lieux publics, conçus pour être traversés par une foule à la composition toujours changeante. Dans leur modalité liminale cependant, ces lieux sont vidés de leurs occupants. L’éclairage est partiel ou tamisé : lueur bleue émanant d’un écran télé, néons grésillant disposés à intervalles réguliers dans un long corridor qui s’enfonce dans l’obscurité. S’il s’agit surtout de prises de vue intérieures, on retrouve paradoxalement au sein de cette nébuleuse esthétique des clichés montrant des voisinages de banlieue rendus à leur plein potentiel unheimlich (Freud, 1919), des rangées de maisons toutes pareilles baignant dans un ciel trop bleu. Dans tous les cas, la lumière possède une qualité indéniablement artificielle, même si la logique visuo-sémantique de la composition nous fait supposer qu’elle provient du Soleil. D’autres éléments encore, pêle-mêle, que l’on retrouve parfois dans ces images : des surfaces d’eau, telles que des piscines, et de manière générale une insistance sensorielle sur le liquide, sur l’aqueux, des objets liés à la culture de consommation, désormais inutilisés ou inutilisables, des jouets ou encore des modules de jeux pour enfants, de vieilles moquettes aux couleurs défraîchies, des plafonds bas (pour ajouter à la claustrophobie), une basse qualité photographique qui fait la part belle à l’indiscernable, à l’inquiétant, creuse une sorte de distance déréalisante entre le·a regardeur·se et l’objet de son regard.
On pourrait bien entendu relever d’autres éléments qui surviennent avec plus ou moins de régularité, mais mon but ne consiste nullement à en faire l’inventaire. Je me contente de relever ce que les internautes accueillent positivement dans cette espèce de communitas en ligne qui s’est formée autour de l’étiquette Liminal Space. C’est par acclamation populaire (par exemple le nombre de « upvotes » sur Reddit, c’est-à-dire de pouces en l’air) que certaines publications se hissent au sommet du classement algorithmique et que s’établissent les normes du « bon espace liminal ». On suppose alors que les critères définitionnels variant d’un·e utilisateur·rice à l’autre tout aussi bien que leurs intuitions les plus ineffables (« gut feelings ») influencent ce résultat et que celui-ci les influence en retour, dans un mouvement continu. On comprend aussi que, comme pour tout phénomène régi par un principe d’« acclamation populaire », une sclérose esthétique va finir par s’installer, les créateur·rice·s étant amené·e·s à suivre des recettes qui assureront une plus grande visibilité à leurs publications. C’est pourquoi je ne suis pas convaincu que le terme d’« esthétique » est le plus approprié à la description du phénomène Liminal Spaces, malgré tous les tumblrs et wikis qui le catégorisent ainsi. Le nom « esthétique » semble ici renvoyer à un ensemble établi de traits disponibles à quiconque, humain ou machine, désire se les approprier et fabriquer ses propres espaces liminaux. Parce que le format ne se renouvelle pas, n’est jamais appréhendé dans une perspective dynamique, évolutive, l’esthétique de l’espace liminal s’avère vite stagnante. Ce caractère répétitif s’explique selon moi par la manière dont sont construites les plateformes hégémoniques de partage, conçues pour décourager toute éthique positive de l’attention et exciter plutôt la consommation boulimique d’un flux anonyme et sériel de « contenus » dont la production relève d’une logique du junk-food. L’approche marchande et générique de cette production d’images en mine la légitimité en tant que courant esthétique, ainsi qu’on pourrait en faire la remarque au sujet de chacune des « aesthetics » préemballées qui fleurissent dans la culture mémétique contemporaine : cottagecore, dark academia, weirdcore, traumacore, vaporwave, frutiger aero, utopian virtual, etc. Il est plutôt question d’un phénomène de mode. Dire cela n’enlève rien aux éléments de composition de ces images qui, par-delà la violence attentionnelle des grosses plateformes, constituent des tropes ou des figures à l’intérieur de productions culturelles présentant une vision singulière : jeux vidéo (Stanley Parable, 2014; Superliminal, 2019), séries télévisées (Twin Peaks, 1990-2017; Severance, 2022), films (Stalker, 1979; Shining, 1980), musique (esthétique visuelle du vaporwave). Parce que plusieurs de ces productions sont antécédentes au phénomène viral, on comprend que celui-ci ne constitue pas une révolution du champ visuel. Mais si l’une des fonctions de l’art est de faire jour sur des états souterrains de la psyché collective, ainsi qu’il serait légitime de le croire, alors on pourra se représenter la trajectoire de ce qu’on pourrait appeler le « substrat psychique » de l’espace liminal : partant des profondeurs (apparitions dans des œuvres d’art) et remontant peu à peu à la surface (phénomène viral).
Si je m’intéresse à ces images, c’est donc moins pour leurs qualités esthétiques intrinsèques qu’à cause de la manière dont elles rendent compte, comme phénomène de mode, du climat socioaffectif contemporain. Quel est donc ce climat? Qu’y a-t-il dans l’air?
À défaut d’un futur : le « réalisme » résigné
Il ne faut pas chercher loin pour trouver une cause à la popularité récente de ces images. La pandémie de COVID-19, on le sait, a radicalement transformé le paysage public. Les photographies de grands boulevards et de terminaux aéroportuaires déserts qui ont circulé dans les médias au plus fort de la crise ont nourri un imaginaire collectif de la liminalité que la fragmentation du lien social, intimement ressentie par tous·tes celleux qui ont vécu le confinement, n’a fait qu’exacerber. Les aires publiques qui avaient été conçues pour être traversées et non habitées, et qui à présent étaient abandonnées, ont donné tout son sens à l’expression employée par Marc Augé pour les désigner : « non-lieux » (1992). C’est ainsi qu’il nomme ces espaces interchangeables — hôtels, centres commerciaux, métros — où l’humain reste anonyme et où les rapports humains, quoique nombreux, sont essentiellement transactionnels et éphémères. Cela en fait, paradoxalement, des espaces de solitude, sentiment que leur architecture imposante et spacieuse ne contribue qu’à amplifier. La hauteur des étalages d’un grand magasin, le plan labyrinthique d’un aéroport ou encore la taille démesurée d’une machine à bonbons sont autant d’éléments qui paraissent absurdes quand on les sort du régime où ils fonctionnent ordinairement. Parce qu’il n’est pas fait pour être habité, le non-lieu déserté devient bizarre. L’espace liminal, sous cet angle, peut être vu comme l’ombre du non-lieu, sorte d’exemplification de sa logique aliénante : comme on disparaît dans une foule, celle-ci disparaît autour de nous. Dans les deux cas, on est bien seul·e.
Ce basculement causé par la pandémie aurait pu constituer le moment d’une prise de conscience, une occasion de renégocier les modalités de notre organisation sociale et économique. Or, il semble plutôt que son mot d’ordre fut l’attente. Attendre les prochaines instructions sanitaires, attendre l’autorisation de sortir après 20 heures ou de voir sa famille à Noël. Devant un virus bien réel dont nous connaissions mal la vie mutationnelle, n’étant pas ferré·e·s en épidémiologie, c’était sans doute nécessaire. Cependant, même dans la reprise progressive de nos activités, beaucoup d’entre nous avons continué d’attendre que « les choses rentrent dans l’ordre ». Notre existence s’est remodelée autour d’un principe d’attente infinie. Nous avions quitté l’ancien monde sans pourtant intégrer le nouveau. Nous flottions, incertain·e·s, entre les deux.
Je soupçonne que, si nous avions encore des aspirations collectives, si nous croyions sincèrement à des possibilités d’émancipation, nous ne nous résignerions pas à attendre que les choses réintègrent un avant qui, en réalité, tient déjà du fantasme. Celleux qui attendent que le passé fasse retour par lui-même, et dans une forme inchangée, risquent d’être déçu·e·s. Et pourtant, dans les premiers temps du confinement, c’était un tel espoir que véhiculait le discours ambiant. « Ça va bien aller », prédisaient les feuilles 8¹⁄₂×11 collées dans les fenêtres montréalaises. Traduire : « C’est temporaire. Bientôt, tout sera comme avant ». Je vois dans notre incapacité collective à formuler une conception du futur qui soit non seulement viable, mais différente du passé, le symptôme de notre existence en régime capitaliste tardif. Le critique culturel Mark Fisher avait nommé « réalisme capitaliste » cette attitude de résignation face à l’inéluctabilité apparente du système. Ainsi qu’il l’écrivait éloquemment en exergue de son ouvrage éponyme, attribuant la citation à Fredric Jameson et à Slavoj Žižek, « [i]l est plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme » (2009, 7). Les violentes inégalités causées par la matrice économique hégémonique sont d’emblée excusées par le soi-disant fait qu’aucune alternative viable ne lui a été trouvée. C’est loin d’être idéal, concède-t-on, mais ce serait pire autrement. Ce fatalisme est renforcé par la faculté d’absorption semble-t-il infinie du capitalisme, cette façon habile qu’il a de « subsumer et de consumer toute l’histoire qui précède : un des effets produits par son “système d’équivalence”, capable d’assigner une valeur monétaire à chaque élément culturel » (Fisher 2009, 10). Ainsi, même lorsque je m’oppose à sa logique mercantile, le capitalisme avale ma critique en la faisant sienne, et donc la rend susceptible d’être transformée en marchandise. Pensons pour s’en convaincre aux millions de t-shirts vendus à l’effigie de Che Guevara. Tous les futurs que proposent les mouvements révolutionnaires et les œuvres d’art subversives sont ravalés par lui, nettoyés de leur aspérité critique et disposés à la vue des consommateurs sur les étalages du marché global. C’est « [l]a lente annulation du futur » (Fisher 2021 [2014], 15).
Capitalisme fantôme
Or, le capitalisme global tire à sa fin. Cette assertion spectaculaire devrait être amendée par une autre précisant que c’est d’un certain état du capitalisme dont il est question, celui dont la chute du bloc soviétique semblait avoir annoncé le triomphe perdurable. C’était du moins la thèse du célèbre article de Francis Fukuyama, « The End of History » (1989). Certes, il y aurait encore quelques revers, mais la trajectoire évolutive de l’humanité voulait que les régimes autocratiques soient éventuellement remplacés par des démocraties libérales régulées par les principes du libre marché et de la coopération internationale. Cet optimisme paraît aujourd’hui bien naïf, avec la montée et la normalisation des idéologies d’extrême droite dans les états mêmes qui croyaient avoir dépassé cette conjoncture, le franchissement du point de non-retour climatique, la diminution progressive des rendements pétroliers ou encore la résurgence désespérante de la terreur nucléaire[1]. Ces menaces qui jaillissent de toutes parts révèlent le caractère extrêmement fragile de la civilisation thermo-industrielle telle qu’elle s’est construite en régime capitaliste. Le système dans lequel nous nous retrouvons est à ce point débordé par les crises du présent qu’il n’est plus en mesure de se concevoir un avenir. Concrètement, il n’en a pas. Nous vivons dans les vestiges de son utopie. Si Jameson donnait déjà le nom de « capitalisme tardif » à notre système en 1984, on pourrait aujourd’hui parler de « capitalisme crépusculaire » ou « agonique », voire de « capitalisme fantôme ». Un fantôme n’est ni présent ni absent, mais il est aussi un peu des deux : une figure liminale. Un fantôme ne sait pas nécessairement qu’il est mort. Il peut même continuer de scander la victoire du néolibéralisme, les aiguilles de sa montre étant pour toujours arrêtées en 1991, année de la dissolution finale de l’Union Soviétique.
Hantologie
En 1993, Jacques Derrida publiait Spectres de Marx. C’était entre autres une réponse à Fukuyama qui s’était trop tôt empressé de chanter la mort du marxisme, se joignant à un discours dominateur qui avait, selon Derrida, « la forme maniaque, jubilatoire et incantatoire que Freud assignait à telle phase dite triomphante dans le travail du deuil » (90). Derrida, dont une partie du travail philosophique reposait sur une critique systématique de ce qu’il appelait la « métaphysique de la présence », déplorait que des théoriciens comme Fukuyama n’aient de conceptions de l’« être » (ici, l’être du marxisme) que comme « en soi », et qui de fait ne pouvaient appréhender l’ontologie que de manière binaire : présence ou absence, sans entre-deux. D’où l’idée d’une « hantologie », qui serait précisément un discours sur la puissance d’agir du virtuel, lequel ne serait pas le contraire du réel mais plutôt son double ou son complément, qui l’accompagne en tous lieux et auquel l’ontologie ne s’oppose que lorsqu’elle tente de le conjurer (à cause de la fixation historique de la philosophie occidentale sur la présence). Si la figure du spectre, dit Martin Hägglund, « n’a pas d’être en soi, mais […] marque un rapport à ce qui n’est plus ou n’est pas encore » (2008, 82), alors l’hantologie peut se lire comme la nécessaire introduction de la temporalité dans la construction de tout concept, au-delà de son habituelle saisie atemporelle qui tend à confondre le « maintenant » et l’éternité. Derrida disait ainsi que le marxisme, dans ce qui avait survécu à la conjoncture historique (la désintégration de l’URSS), avait encore une effectivité, même que celle-ci était encore plus grande dans la spectralité, comme fantôme revenant hanter (et terroriser) celleux qui croyaient l’avoir à jamais conjuré. « Un fantôme ne meurt jamais, il reste toujours à venir et à revenir » (163).
Quand j’affirme que le capitalisme (que son état utopique) est mort ou mourant, je dis en fait qu’il est bien là, partout autour de nous et en nous (comme avant), seulement c’est dans une forme spectrale qui lui donne une nouvelle puissance d’agir. Le capitalisme dans lequel nous vivons n’a rien d’utopique, mais il est hanté par son double utopique. C’est cette présence spectrale, à la fois inquiétante, ironique et réconfortante, de l’utopie perdue, qui peut le mieux expliquer la place considérable de la nostalgie dans notre vie culturelle et affective, se traduisant par un attachement démesuré à des formes culturelles anciennes et par notre incapacité, non seulement à concevoir un futur politique et économique différent du modèle néolibéral, mais des formes esthétiques véritablement neuves, qui ne sont pas que le remâchage de formes préexistantes. L’objet de la langueur, explique Mark Fisher dans sa propre interprétation de l’hantologie, n’est pas une période particulière, mais la reprise des processus de démocratisation et de pluralisme qui ont donné au capitalisme des années 1990 son élan vital et son optimisme à toute épreuve :
Ce qui devrait nous hanter, ce n’est pas le “ne… plus” de la social-démocratie réellement existante, mais le “pas encore” des futurs que le modernisme populaire nous a appris à attendre, mais qui ne se sont jamais matérialisés. Ces spectres — les spectres des futurs perdus — incriminent la nostalgie formelle du monde capitaliste réaliste (2014, 40-41).
Ce « mode nostalgique », comme l’identifiait Jameson dans sa célèbre analyse de l’esthétique postmoderne (1984, 66), apparaît manifestement dans les représentations d’espaces liminaux sur Internet. Quoique déserts, les lieux du technocapitalisme consumériste y sont encore remplis de peluches poussiéreuses, de jeux d’arcade, de distributrices à soda et d’écrans télé hors d’usage. Pour celleux qui ont grandi dans l’hégémonie rassurante des pays de l’OTAN et dans l’idée que ce monde de Big Mac et de gommes ballounes était appelé à durer pour des siècles et des siècles, ces objets se retrouvent dotés d’une charge affective considérable. Si le fantôme est ce qui revient au-delà de la présence, ce qui persiste de l’en soi dans la virtualité, alors on voit bien comment le fait de les représenter en dehors de leur fonctionnalité sociale leur donne une seconde vie fétichisée. Le fantôme est une figure éminemment nostalgique.
Le regard fantôme
L’image hantologique peut être pensée en rapport à la conception contemporaine du sublime comme « expérience même de la butée, […] désignant ce qui hors d’elle est infini, indéterminé, intégrant ou induisant par là-même, comme en creux, une figure de cet infini » (Tréguer 2004, 54). Tentative de figuration de l’infigurable, ouverture de la représentation vers un ailleurs radical qui suscite l’effroi. Cet ailleurs, c’est peut-être notre pressentiment sourd que la fin de l’histoire telle que l’avait prédite Fukuyama s’est effectivement réalisée, mais dans un sens détourné : les lieux « hantologisés » du capitalisme représentent en fait l’état final de la civilisation thermo-industrielle et globaliste avant son effondrement. Ils incarnent tout à la fois l’optimisme des années qui les ont vu naître en même temps que la mélancolie des futurs que nous n’aurons pas. Ils sont à ce titre traversés, et donc hantés, par l’histoire de leur virtualité, l’histoire d’un futur que les chantres du néolibéralisme croyaient éternel (quand bien même, pour le capitalisme prédateur et extractiviste, il n’y a jamais eu autre chose que « maintenant »). Ces clichés d’espaces dépeuplés, quoique remplis des spectres d’une idéologie vétuste, peut-être pourrait-on les interpréter comme ce qui restera de la société de consommation quand tout le monde sera parti. Les fantômes deviennent alors concrets. Si plus personne n’est là, qui prend ces photos? Le point de vue caméra révèle une impossibilité. La puissance déréalisante ou dépersonnalisante de ces images pour celleux qui les regardent s’explique dès lors beaucoup mieux. Celles-ci paraissent mélancoliques, non seulement parce qu’elles nous ramènent en enfance (dans un rêve idéalisé d’enfance, dénaturé et rendu inquiétant par un écart de perspective), mais parce qu’elles nous donnent à voir le capitalisme dans l’œil des fantômes qui hanteront ses vestiges. Elles nous proposent, en somme, de devenir nous-mêmes des fantômes.
Bibliographie
Augé, Marc. 1992. Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité. Paris : Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 160 p.
Derrida, Jacques. 1993. Spectres de Marx : L’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale. Paris : Galilée, 280 p.
Fisher, Mark. 2009. Le Réalisme capitaliste. N’y a-t-il aucune alternative?. trad. de l’anglais par Julien Guazzini, Genève : Entremonde, « Rupture », 95 p.
———. 2021 [2014]. Spectres de ma vie. Écrits sur la dépression, l’hantologie et les futurs perdus. trad. de l’anglais par Julien Guazzini, Genève : Entremonde, coll. « rupture », 248 p.
Freud, Sigmund. 2011 [1919]. L’inquiétant familier, suivi de Hoffmann, E. T. A., Le marchand de sable, trad. de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris : Petite Bibliothèque Payot, 160 p.
Fukuyama, Francis. 1989. « The End of History? ». The National Interest, N° 16 : 3-18.
Hägglund, Martin. 2008. Radical Atheism. Derrida and the Time of Life. Stanford : Stanford University Press, 272 p.
Jameson, Frederic. 1984. « Postmodernism, or the Cultural Logic of Late Capitalism », New Left Review, N° 146 : 53-92.
Pavel, Thomas. 2017 [1986]. Univers de la fiction, Paris : Seuil, coll. « Points Essais ». 288 p.
Tréguer, Florian. 2004. « L’événement et l’éventualité : les formes du sublime dans l’œuvre de Don DeLillo ». Revue française d’études américaines, N° 99 : 54-71.
Turner, Victor. 1969. The Ritual Process : Structure and Anti-Structure. Chicago : Aldine Publishing, 213 p.
Van Gennep, Arnold. 1981 [1909]. Les rites de passage. Paris : Éditions A. et J. Picard, 288 p.
Notes
[1] Sans oublier que cet ordre néolibéral n’a jamais cessé, même au sommet de sa gloire, de reposer sur des soubassements impérialistes dont les conséquences mesurablement néfastes, parfois même génocidaires, faisaient de cette soi-disant « fin de l’histoire » l’expression cruelle d’un effacement, par le discours dominateur, des vies subalternes.