Il me semble que j’ai toujours voulu me rendre au début de mon histoire, retracer à rebours chaque évènement afin de déceler le moment précis de ma chute. Retrouver le moment de bascule. Je me ramasse avec des retailles de tissus avec lesquels je tente de me tisser un visage en courtepointe.
– Azucena Pelland, « Sur les traces de la femme-spectre »
Je ne sais plus comment cela a commencé.
Je m’imagine toujours en autre. C’est un constat que je me suis fait à différents moments de ma vie. Rien de très original, surtout en territoire littéraire. C’est peu subtil, ça mord le matin et ça relâche le soir. Comme des stigmates fictionnels, les jalons du « on me pense » rimbaldien. Cette épiphanie – car s’en est bien une à mes yeux – laisse planer l’aura d’une défaite. Je sais, cela devrait relever de la fête. Nous sommes et je devrais m’en satisfaire.
« Je ne pouvais plus me contenter d’une seule personne, j’ai décidé d’être toutes les autres. » (Rimbaud,1871). Ce credo romantique m’est on ne peut plus urticant depuis que j’ai décidé de ne pas finir mes jours comme vendeur d’armes. Mais tout de même, j’ai en tête cette esthétique-fonction de la fiction : l’empathie. Faire venir l’autre à soi.
Vous ne me connaissez pas, je vous sais si peu. Et pourtant, en lisant s’instigue quelque chose comme une solidarité. Je la souhaite, pour le moins, je vous prie avec toute la naïveté qu’il me reste encore, à m’offrir votre confiance.
Oui, car de l’autre côté du spectre du « Connais-toi toi-même », rien n’est plus grisant, nous semble-t-il, dans ce premier quart de siècle, que de se découvrir. La meilleure version de soi. Ce n’est pas là le rouage (uniquement) d’une certaine littérature de développement personnel, Aurais-je été résistant ou bourreau ? de Pierre Bayard le défend bien : certaines situations poussent l’individu à expérimenter sa personnalité potentielle, « ce qu’il aurait pu être s’il s’était trouvé dans une situation différente, et en particulier dans une situation de crise violente, la plus à même de révéler, en le portant à ses limites, ce qu’il est véritablement. » (Bayard, 2013 : 15) On perçoit presque, sous une version très personnelle de l’esthétique bayardienne, l’idée de primordialité, à entendre important, à entendre ancien et primaire.
Ces moments de crises, qui étaient autrefois l’apogée d’un surgissement dans le cours prévisible des choses du temps sont « devenu[s] en quelque sorte un état « normal », « permanent » et non plus – comme l’indiquait le sens étymologique – une situation d’exception. » (Revault D’Allones, 2013 : 39) Ce serait le propre d’un contemporain en tension. La crise est pérenne et m’impose à moi-même ces autres que je ne suis pas encore, et celui que je ne puis plus être; une personnalité potentielle qui ne se révèlera pas. Des « moi » impossibles.
Sous la lunette étymologique, l’imposture viendrait du verbe latin imponere, « poser sur ». Il n’y a donc pas, contrairement à l’intuition, de posteur, de postrice, digne d’être à leur place. C’est plutôt qu’on pose sur soi la charge des choses, véritable torture par le poids où on posait autrefois une planche et des pierres sur un condamné jusqu’à ce qu’il craque, littéralement. Chez moi, ce sont les marques du vous n’avez pas les codes littéraires.
Il m’a semblé qu’Orelsan avait bien saisi quelque chose de sa société. « Vous n’avez pas les bases » résume l’héritage méritocratique à la française qui tourne à vide. Les bases sont édictées par le rang, en y naissant ou en y rentrant. On dit qu’au Québec ça n’existe pas. Quelle cruauté d’avoir oublié ses classes ! On baigne dans un récit one-size-fits-all où tout un chacun aurait un ancêtre récent issu du bidonville Jacques-Cartier, ou qui aurait œuvré à « défricher » le Lac-Saint-Jean.
C’est sûrement cette imposture que je porte avec la plus douce vérité : celle d’avoir grandi dans une famille des années 1990-2000, pauvre, mais curieuse. Si j’avais assez lu Didier Eribon, je citerais Bourdieu et me dirais riche d’un « capital culturel ». Mais voilà, j’ai passé les vingt premières années de ma vie à Verdun. Pas Verdun plage, pas Verdun vert et skinny dipping on the weekend, pas le verre d’un soir; V-Town impossiblement calme dans ses petites souffrances quotidiennes, ses joies de Sans nom jaune.
C’est fou, je ne viens pas d’un milieu plus riche que Jean-Philippe Pleau de Drummond, je crois. Et pourtant, je n’ai jamais eu peur de « prendre la place d’un autre » (Pleau, 2024), mais bien plus que l’autre devienne ce que je ne pouvais être. Que je le vive par procuration. Je m’associe à la voix de Caroline Dawson, lorsqu’elle dit à propos des origines, que « nous avons appris à les garder dans le domaine privé, dans le tiroir folklorique secret, au fin fond de la sphère domestique. » (Dawson, 2020) Je n’ai pas quitté le Chili de Pinochet, je n’ai pas vécu l’hypocrisie du système d’immigration canadien et québécois, non. Je commence seulement, cela dit, à me défaire des fictions protectrices de famille.
Je ne crois pas avoir fait souvent dans le récit de soi. Je laisse la fiction s’offrir à cette part de moi qui n’est pas encore soi et qui accueille l’autre. On me laissera tenter un « je » altéré. Je est en fin de doctorat en études littéraires. Je voudrait terminer son roman. Je se perd et c’est itératif, et très certainement inchoatif : en l’espace d’un an et des poussières, « Je » a connu la perte, de son père ; d’une violoniste et philosophe ; d’une autre violoniste et littéraire – le violon me brûle deux fois, voyez-vous, les ouïes cicatrisent encore sur mes reins.
On dirait que je n’ai jamais eu l’espace pour dire que sans mon père, point de création, point de goût pour la lumière. Sans lui je n’aurai eu cette phrase : « Il faut achever ses projets ». Je lui ai lu les quinze premières pages de mon roman inachevé avant qu’il ne parte, le roman n’existe toujours pas. À son chevet, les lectures de cette uchronie, d’une jeune femme de Chicago qui part chercher sa mère dans une forêt du nord aussi fictive que Brocéliande, sonnaient sûrement comme un Thelma et Louise pour écolo de mon âge. Il souriait.
Mon père, ma plus récente imposture.
Mais plus tôt encore, je dirai d’abord que ma mère m’a aimé comme elle pouvait. Que j’ai manqué d’air et de (coups de) cœur à la naissance. Le cordon ombilical me serrait le cou à chaque contraction. J’aurais pu mourir cinq fois jusqu’à mes cinq ans et que, dès ce si jeune âge, l’univers de la maladie de ma mère a motivé mon envie de cartographier le contrefactuel : ce qui aurait pu se passer si… j’étais resté, si elle avait su faire, s’ils n’étaient pas venus.
L’imposture de l’existence, d’emblée, mine la vie. J’aurais dû n’être pas, comme une moitié d’Hamlet, en preuve par l’absurde. En termes d’imposture, le prélude était beau.
Je crois que je peux vous le dire – rappelez-vous, je vous sais si peu. Si j’aime tant l’apophénie[1], c’est que ma mère a entretenu un délire interprétatif toute ma vie, et même dix avant. Depuis les années 1980, il existe un monde par-dessus le nôtre, un monde qui rôde autour d’elle. « Le monde s’est dédoublé » chante Clara Ysé. Quand c’est dur, au téléphone nous sommes trois, il y a de la friture sur la ligne de l’amour qu’elle peut me donner, on nous écoute ; quand c’est plus simple, son affection s’incarne autour d’une table à plusieurs convives. L’autre s’occulte, un temps.
Ma mère a tour à tour été marxiste-léniniste lors de la première cuvée cégépienne de l’année 1968-1969, elle a co-fondée la garderie de l’Université de Montréal, elle était à la feu-faculté de théologie pour y devenir prêtre(sse) catholique, auprès des patients au palliatif du feu-Royal-Vic elle s’est trouvée dans la religion. Il y avait chez elle beaucoup plus de la théologie de la libération et d’ATD quart monde, que du conservatisme catholaïque de nos jours. À devenir l’une de ces milliers de petites mains du christianisme, femmes invisibles, elle a fait son passage de marxiste à martyre. On tend à toutes sortes de libération, jamais je n’occulterai le rôle de ma mère dans sa profonde charité (look it up, j’entends par là, quelque chose de plus près du « care » que de la pitié).
Depuis la mort de mon père, elle ne croit plus. La foi s’en est allée, pas le double-monde. Sayaka Araniva-Yanez, non loin d’un Chant de Maldoror, parle d’un « dieu » (notez la minuscule), gisant près « de [s]on cadavre. il trouve de la pourriture, du miel, des fourmis. » (Araniva-Yanez, 2024 : 10) Si seulement j’avais pu trouver, à l’époque, cette truculence dans la foi de mes parents.
Dans ces douleurs, j’ai recomposé ma mère. Je l’aime dans sa force et j’ai le mal de trop de mondes incompossibles. Si j’ai choisi d’étudier les contrefactuels par le prisme du jeu dans ma thèse et l’uchronie comme cadre de mon premier roman (à venir, tous les deux, patience) c’est sûrement que le double et la duplicité habitent mes pas comme un christ à la plage qui ne me porterait plus. C’est aussi peut-être que j’ai le ludisme cruel, et, n’étant pas Français, mais caméléon de langue, « jeu » rime avec « nœud » et non avec moi.
C’est bien dans la virtualité que je m’accomplis. Cet espace-temps diffus, avant le dépôt de thèse, avant la fin du roman, quand rien n’est décidé et tout paraît possible. Et aux amours, dans le regret d’avoir dit non à celle qui me voulait en deuxième amant. L’accomplissement poserait sur les choses un vernis que je redoute, à cristalliser les choix, l’imposteur mourrait, les possibles avec.
J’ai connu des gens, d’une intense présence, qui habitait leur corps comme d’autres-moi arborent la douleur des âges. Je pense à cette autre que j’ai aimé, l’espace d’un été, et qui semblait libre jusque dans son dos, sa posture de sa nuque à ses pieds. Et c’est en lisant Rue Duplessis, que j’ai compris. J’ai saisi que certain.e.s l’étaient libres peut-être aussi en l’absence du poids de la gêne, de la place du pauvre. On flotte à ne pas avoir connu le manque, le corps est libre d’entraves symboliques.
Aujourd’hui, toujours ces virtualités, comme de la poudre pas encore retombée aux yeux. Il y a l’impossibilité de me scinder, d’accepter qu’il faille partager le territoire cœur; couard, je m’en prends à la fortune et à moi-même. La langue de celle que j’ai aimé sur une estive, dans les hauteurs d’un break-up, sa langue de Virginia Woolf, en stream and strings of consciousness, comme du fil brodé en poétique du cœur ; cette langue-là m’aurait parlé, si j’étais resté, du danger to live in regulamory, la triste norme en monogamie. Pourquoi ce schisme entre mes valeurs et mes affects?
Comme si, dans ma prime trentaine, je découvrais la première topique freudienne, le continent inconscient. L’amour propre en justaucorps rapiécé, ce n’était pas possible. À force de l’écouter me dire « we’ll play it by ear », mon corps m’a montré une autre imposture : je me retrouvais à jouer par cœur la partition des jeunes amant·e·s. J’ai décidé de partir, pour mieux l’aimer en uchronies, seul avec mes lignes du temps.
Ce jeu postule le consentement, un espace-temps et une réactualisation du désir de participer, des codes sous-jacents. On le pense parfois en cercle magique depuis Johan Huizinga :
Le jeu est une action ou une activité volontaire, accomplie dans certaines limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement consentie, mais complètement impérieuse, pourvue d’une fin en soi, accompagnée d’un sentiment de tension et de joie, et d’une conscience d’“être autrement” que dans la “vie courante” ». (Huizinga, 1938 : 51, cité par Laurent Di Filippo, 2014, p.292)
L’anthropologue néerlandais parle du jeu et je lis l’amour en imposture. Entre le faire-semblant et le jeu d’échecs, il existe tant de façons de consentir et d’affronter la contrainte ensemble ; de prétendre et de perdre. Aux jeux de cœur, pique et croche, je me suis blessé ; c’est si facile de se méprendre.
Dans cette petite myriade des virtuelles impostures, les possibles persistent et ça en devient beau. La penseuse politique Hannah Arendt parle de « brèche » dans la crise moderne, comme une possibilité pour « l’innovation » (Arendt, 1983 : 277). Dans nos crises, petites et grandes, je nous souhaite toute la force de cette réinvention.
Bibliographie
Araniva-Yanez, Sayaka. 2024. Je regarde de la porno quand je suis triste. Montréal : Triptyque.
Arendt, Hannah. 1983 Condition de l’homme moderne, traduction française. Paris : Calmann-Lévy.
Bayard, Pierre. 2013. Aurais-je été résistant ou bourreau ? Paris : Minuit.
Dawson, Caroline. 2020. Là où je me terre. Montréal : Remue-ménage.
Huizinga, Johan. 1951 [1938] Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu. Paris : Gallimard.
Laurent Di Filippo. 2014. « Contextualiser les théories du jeu de Johan Huizinga et Roger Caillois », Questions de communication, 25 | 2014, 281-308.
Pelland, Azucena. 2023. « Sur les traces de la femme spectre », no 38, Dossier « Bribes: la littérature en fragments », no 38, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/pelland-38> (Consulté le 03/11/2024).
Pleau, Jean-Philippe. 2024. Rue Duplessis. Ma petite noirceur. Québec : Lux.
Revault D’Allones, Myriam. 2013. « Ce que dit la « crise » de notre rapport au temps », dans Vie sociale, No 2/2013, 39-51.
Rimbaud, Arthur. 2009 [1871]. Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871, Paris : La Pléiade.
Notes
[1] Elle est définie comme « la tendance à percevoir des liens significatifs, des motifs, entre des éléments a priori non reliés ou dont la cooccurrence est fortuite (tels des objets ou des idées), Merriam-Webster, (s. d.), « Apophenia », en ligne, https://www.merriam-webster.com/dictionary/apophenia (je traduis). Beaucoup plus usité dans les milieux académiques anglo-saxon et germanique, ce concept viendrait des travaux du psychiatre Klaus Conrad (1905-1961) sur les « psychoses débutantes » et les premiers stades de la schizophrénie.
Pour citer cet article :
Dansereau-Laberge, Simon. 2024. « Imposture(s). Virtualités du devenir », no. 40, En ligne https://revuepostures.uqam.ca/?p=9641 (Consulté le xx / xx/ xxxx).